Le cas DORA : une analyse psychologique. (Juin 2011 - reprise d'un texte de 1991)
   


       L’histoire de Dora, première des « Cinq Psychanalyses » publiée par Freud en 1900 est bien connue mais mérite cependant qu’on en reprenne les détails.
      Cet échec retentissant transformé par le génial illusioniste en cas paradigmatique de la cure psychanalytique fait l’objet d’un long récit qui éclaire surtout la personnalité de Freud.
      Pour Freud il s’agit d’une « petite hystérie avec symptômes somatiques et psychiques des plus banaux : dyspnée, toux nerveuse, aphonie, peut-être aussi migraine ; avec cela dépression, humeur insociable hystérique et dégoût probablement peu sincère de la vie ».
      Depuis, le Cas Dora a été revisité par les exégètes de tous poils ; il a même inspiré les dramaturges et les poètes.
      S’agissait-il vraiment d’hystérie ? Autrement dit : de l’expression symbolique d’un conflit psychique touchant à la sexualité ; ou simplement de dystonie neurovégétative : troubles fonctionnels dus à une exagération de réactions physiologiques dues à l’émotion ?...
      Freud, évidemment, met tout son art à prouver l’hystérie de Dora, symptôme névrotique, c’est-à-dire : « formation de compromis entre désir sexuel inconscient et exigences internes opposées ».
      Voici, pour lui, la preuve de l’hystérie :
      Les parents de Dora se sont liés avec un couple, les K. (Zellenka, de son vrai nom) qui ont deux petits enfants dont Dora s’occupe avec sollicitude. Un jour (Dora n’a que quatorze ans) Monsieur K., dont le magasin se trouve bien placé pour assister à une solennité religieuse, invite sa femme et Dora à s’y rendre. Mais il s’arrange pour éloigner sa femme et renvoyer les employés. Seul avec Dora, il ferme le rideau de fer et se jette sur elle pour lui infliger un baiser appuyé ; baiser fortement imprégné de tabac, nous dit-on. Dora « éprouve un dégoût intense  » et se sauve. Elle ne parle pas de la scène à ses parents, mais évite de se trouver seule avec K. et refuse de les accompagner en excursion.
      Après cet événement Dora, qui mangeait difficilement, présente une aversion pour certains aliments. D’autre part, elle fuit la vue des couples enlacés.
      Ensuite, tout semble oublié. Dora est liée d’une tendre amitié avec Madame K. pour qui elle a une adoration. (Elle ne sait pas encore qu’elle est la maîtresse de son père). Mr. K. comble l’adolescente de cadeaux. Son père aussi d’ailleurs ; ce riche industriel en fait autant avec sa femme afin de se faire pardonner ses prodigalités envers Mme. K.
      Deux ans se passent. Un jour (Dora a donc seize ans) Monsieur K. entraîne la jeune fille dans une promenade au bord d’un lac et se fait de nouveau pressant, lui disant que sa femme « n’était rien pour lui  »... (Détail piquant pour le milieu et l’époque il lui roule une cigarette !). Cette fois, Dora le gifle et se sauve. Le lendemain Mr. K. tente de la surprendre quand elle fait la sieste dans sa chambre, à la suite de quoi Dora se procure une clé pour s’enfermer, mais la clé disparaît.
      Elle refuse désormais de rester dans la maison des K. et exige de repartir avec son père (qui lui était à l’hôtel où Mme. K. venait le retrouver). Deux semaines plus tard elle raconte la scène à ses parents. Le père demande des explications à K. lequel nie farouchement, accusant Dora d’affabulation et invoque la perversité sexuelle de la jeune fille. (K.reconnut plus tard publiquement le bien fondé de ses dires)
      Dans le même temps, Dora perd ses dernières illusions sur la nature des relations de Madame K.(l’amie adorée, la confidente, le modèle.) avec son père qui se révèle du même coup comme un être non seulement volage mais menteur, égoïste et lâche. Dora se rend compte qu’il l’a livrée en otage à K. pour avoir les mains libres avec sa femme. Elle exige leur séparation. Le père refuse.
      La jeune fille rompt définitivement avec le ménage.

      Freud s’obstine à nous dépeindre ce monsieur K. comme avenant, agréable, délicat, généreux, attentionné, écartelé entre des intentions matrimoniales évidentes envers Dora et un tendre amour pour ses deux enfants, seul obstacle à son divorce. (Alors qu’il avait, quelques jours avant la scène du lac, séduit la jeune gouvernante des enfants en l’assurant, comme Dora, que sa femme «  n’était rien pour lui »...)
      Tandis que Dora, elle, est à l’évidence hystérique, sinon comment expliquer sa réaction de dégoût lors du baiser dans le magasin ? « Il y avait bien là de quoi provoquer chez une jeune fille de quatorze ans qui n’avait encore été approchée par aucun homme, une sensation nette d’excitation sexuelle », s’étonne Freud. Plus loin, il professe qu’il tient « sans hésiter pour hystérique toute personne chez laquelle une occasion d’excitation sexuelle provoque surtout ou exclusivement du dégoût, que cette personne présente ou non des symptômes somatiques » . Juste avant il écrit que « le comportement de l’enfant de quatorze ans est déjà tout à fait hystérique (Que d’hystériques, alors, dans le monde : toutes ces petites filles abusées par des adultes, blessées parfois à vie, jamais réconciliées avec la sexualité !) Au lieu de mettre en procès les violeurs, dont le péché est somme toute véniel puisqu’ils ne font qu’obéir à une pulsion naturelle, ne devrait-on pas plutôt psychanalyser les petites filles jusqu’à ce qu’elles aient reconnu leur hystérie ?...
      Mon argument est exactement celui des contemporains de Freud, choqués,(même ses meilleurs amis) par la publication du cas Dora. Classique phénomène de « résistance » a diagnostiqué Freud. Mais en quoi un siècle de lavage de cerveau enlève-t-il quelque chose au bon sens des résistants de l’époque ?
      Et il n’y a pas que cela d’odieux dans ce texte. C’est un véritable procès à charge qui est fait à la jeune fille, bafouant les règles déontologiques les plus élémentaires.
      D’abord, la publication de l’observation sans l’autorisation de la patiente. Freud nous explique avec cynisme qu’en cette matière scrupules et timidité ne sont pas de mise, du moment que la divulgation doit servir la science . Pourtant il est « certain que les malades n’auraient jamais parlé s’ils avaient pensé à la possibilité d’une exploitation scientifique de leurs aveux et c’est en vain qu’on leur aurait demandé l’autorisation de les publier ». Mais il est d’avis que les devoirs envers la science ont priorité sur les devoirs envers les malades. Partant de là « la publication de ce qu’on croit savoir sur la cause et la structure de l’hystérie devient un devoir, l’omission, une lâcheté honteuse ».
      Notons au passage l’abus qui est fait du mot science . Assertion scientifique reposant sur des formules aussi floues que « ce que l’on croit savoir » ou « on est en droit de supposer » ; « elle éprouva sans doute... » « nous trompons-nous si nous admettons que... ». Ou ce commentaire sur le compte-rendu « pas absolument fidèle... mais prétendant à un haut degré de véridicité ». Ou encore « Je pus tirer de l’analyse une partie de ce matériel ; je dus suppléer au reste par mes propres moyens ». Freud compare sa "science" à celle de l’archéologue qui, à partir de quelques fragments peut se permettre d’extrapoler à l’ensemble.
      Ce qu’il oublie c’est que l’archéologue appartient à un corps, à une discipline qui a une histoire et que ses découvertes sont soumises à une vérification collégiale.
      Au fil de l’exposé Freud est convaincu par son propre bagout ; alors au diable les précautions oratoires ! « A ce moment, écrit-il, commentant le deuxième rêve de Dora, mon soupçon se mua en certitude. La gare et le cimetière à la place des organes génitaux, voilà qui était assez clair ». De même que, malgré les dénégations de Dora, il a « la preuve indubitable de la masturbation infantile », les indices sur lesquels il se fonde étant des détournements de renseignements donnés par la patiente.
      Les certitudes font loi ; et Freud entend que sa patiente se conforme à la loi. Elle peut toujours clamer son innocence, il emploie à son encontre un vocabulaire de tribunal, comme les mots « aveux » ou « soupçon » ou des expressions telles que « vous n’avez pas le droit de... ». A l’intention de ceux qui me taxeraient de paranoïa, (cela vient très vite dans le milieu Psy) j’ajouterai cette citation qui se trouve à la page 43 de ‘’Cinq psychanalyses ‘’ : « Elle se souvint tout à coup de l’anniversaire de Mr. K., fait que je ne manquai pas d’utiliser contre elle. »
      La méthode de Freud, dans les cas où les faits le contredisent est celle du conquistador Il remplace alors le développement tranquille d’un discours argumenté par une pluie d’affirmations outrées. Procédé bien connu des leaders à succès (comme des camelots, d’ailleurs).
      Le lecteur étant mûr (à moitié K.O), il ne reste plus au prestidigitateur assuré de sa complicité que de le faire entrer dans le jeu comme co-rédacteur du récit : « Toutes les déterminations que nous avons trouvées... » écrit-il. Plus loin : « Nous avons eu des raisons de compléter le récit.... ».
      Le projet de publication était présent au moment de l’analyse. Il fallait donc que Dora se conforme en tous points à son rôle illustratif de la théorie (déjà très élaborée puisque Freud n’a pratiquement rien changé quand il préfaça et annota l’édition de 1923).
      Cette théorie nous est résumée à partir de deux rêves abondamment interprétés autour desquels tourne tout le fragment d’analyse.
      Au début de la cure Dora " marche ". Elle marche si bien que sa vie fantasmatique sexuelle est dévoilée au médecin sans difficultés ni réticences particulières. Elle "apporte" consciencieusement ses rêves et associe intelligemment à leur sujet suivant les directives de Freud.
      Le premier rêve analysé est un rêve à répétition dont la première édition a lieu quelques jours après la scène du lac. Le voici tel que Freud le relate : « Il y a un incendie dans une maison, me raconte Dora, mon père est debout devant mon lit et me réveille. Je m’habille vite. Maman veut encore sauver sa boîte à bijoux, mais papa dit : "Je ne veux pas que mes deux enfants et moi soyons carbonisés à cause de ta boîte à bijoux." Nous descendons en hâte, et aussitôt dehors je me réveille. »
      Freud propose à Dora de substituer au père debout devant son lit, Monsieur K. debout devant sa chaise-longue. Dora acquiesce. Freud demande maintenant d’associer au sujet de la boîte à bijoux
      -  Maman aime beaucoup les bijoux et en a reçu beaucoup de papa.
      -  Et vous ?
      -  Autrefois j’aimais aussi beaucoup les bijoux ; depuis ma maladie, je n’en porte plus. Il y a eu aussi voici quatre ans... une grande dispute entre papa et maman au sujet d’un bijou. Maman avait envie d’un certain bijou : des perles en forme de gouttes comme boucles d’oreilles. Mais papa ne les aime pas et lui apporta un bracelet au lieu de perles. Furieuse elle dit que s’il avait dépensé tant d’argent pour un objet qui lui déplaisait, il pouvait en faire cadeau à une autre.
      - Alors, vous avez probablement pensé que vous le prendriez volontiers ?
      - Je ne sais pas. (En note : Façon habituelle qu’elle avait alors d’accepter une pensée refoulée) . J’ignore d’ailleurs pourquoi maman entre dans ce rêve, puisqu’elle n’était pas à L... avec nous. (Dans une deuxième note Freud affirme que cette formulation – associée à d’autres indices – est la preuve d’un matériel ayant été très fortement refoulé).
      - Je vous expliquerai plus tard. Est-ce que rien d’autre ne vous vient à l’esprit à propos de la boîte à bijoux ? Jusqu’à présent, vous n’avez parlé que de bijoux et vous n’avez rien dit de relatif à la boîte.
      - Oui. Monsieur K. m’avait fait cadeau, quelque temps auparavant d’un très précieux coffre à bijoux.
      - Il n’aurait donc pas été déplacé de faire un cadeau en retour. Vous ne savez peut-être pas que "coffret à bijoux" est une expression volontiers employée pour désigner la même chose que... les organes génitaux féminins ».
      (Freud voulait-il dire par là que K. avait payé assez cher pour la virginité de Dora avec ce cadeau, et qu’elle avait été ingrate de la lui refuser ?...)
      C’est ce que Dora dut comprendre car, à partir de ce moment elle ne suit plus aussi volontiers son analyste dans sa quête de métaphores sexuelles.
      - Je savais que vous alliez dire cela, dit la fine mouche. (Réponse qualifiée par Freud de « manière très fréquente d’écarter une connaissance surgissant dans l’inconscient »).
      En réalité, par cette phrase, Dora reprend en quelque sorte son destin en main, récuse le rôle de subordination qui lui est assigné. Elle est aussi maligne que Freud et celui-ci ne le supporte pas. De quel droit ne se comporte-t-elle pas comme une vraie hystérique, c’est-à-dire menée par son inconscient . Elle n’est pas là pour faire l’esprit fort !...
      A partir de là Freud gratifie sa patiente d’un festival interprétatif d’où il ressort que : si elle se trouve à la merci de Monsieur K. c’est la faute de son père mais alors pourquoi, dans le rêve, papa figure-t-il comme un sauveur ? Très simple : parce que « dans cette région du rêve, tout en général est transformé en son contraire ». Ainsi, que fait maman dans le rêve ?... « Elle est, vous le savez, votre ancienne rivale auprès de votre père. Lors de l’incident du bracelet, vous auriez volontiers accepté ce que votre maman avait refusé. Maintenant, essayons de remplacer "accepter" par "donner" ; "repousser" par "se refuser" Cela signifie que vous étiez prête à donner à votre père ce que votre mère lui refusait, et ce dont il s’agit aurait eu quelque rapport avec des bijoux ».
      Il faut intercaler ici l’explication de la perle en forme de goutte, donnée un peu plus tard dans le récit et qui nous conduit dans un dédale bachelardien où le feu et l’eau, ennemis dans la réalité, sont unis dans l’amour : allusion à l’incendie du rêve. Mais comme pour évacuer toute poésie – dont la science n’a que faire – l’eau se rapporte à l’urine, ce qui permet d’introduire le frère dans ce rêve, puisqu’il a souffert longtemps d’incontinence, et de découvrir que Dora, elle aussi, a fait pipi au lit vers sept ans. Il n’en faut pas plus pour traquer les "gouttes" de Dora qui avoue souffrir de pertes blanches. Cette piste conduit à la syphilis du père, à la blennorragie que sa mère alla soigner à Franzenbad en compagnie de sa fillette et, bien entendu, au sperme de Monsieur K. (Ne faudrait-il pas beaucoup, beaucoup d’imagination à l’inconscient pour associer toutes ces humeurs à des gouttes, et surtout à des perles ?...)
      On revient donc à Monsieur K. mais les idées sont maintenant parallèles et non pas transformées en leur contraire. « Monsieur K. doit être mis à la place de votre père. Monsieur K. vous a donné une boîte à bijoux, vous devriez donc lui donner votre boîte à bijoux ; c’est pour cela que j’ai parlé tout à l’heure d’un cadeau en échange ». (Plus de doute : pour Freud, Dora est bien une putain). « Dans ce rêve il faut aussi remplacer la maman par Mme. K. qui, elle était présente ». Dora est donc «  prête à donner à Mr. K. ce que sa femme lui refuse ». C’est là « l’idée qui doit être refoulée avec tant d’efforts, qui rend nécessaire l’intervention en leur contraire de tous les éléments ». Cette idée réveille donc l’ancien amour de Dora pour son père afin de se protéger contre la tentation de céder à Mr.K., confirmant ainsi, dit Freud,   « l’intensité de votre amour pour lui ».
      Désabusé, il écrit : « Elle ne voulut naturellement pas accepter cette partie de l’interprétation ».
      A ce point du récit, Freud écrit dans une note de la première édition (pourquoi en note ?) qu’il ajouta encore ceci : « Il me faut d’ailleurs conclure... que vous avez décidé de ne plus vous prêter à une cure à laquelle seul votre père vous a décidé à recourir ».
      A la suite de cette note, Freud reconnaît qu’il n’a pas donné assez d’importance au ‘’transfert’’ dans cette cure. Cependant il reste persuadé, mais le garde pour lui, du désir inconscient de Dora d’un nouveau baiser enfumé, le sien, grand fumeur de cigares (!)


      Freud livre là un combat d’arrière-garde. Il a deviné qu’elle ne va plus se prêter à la cure. Il sait l’inanité de son matraquage interprétatif du point de vue de la thérapie. Mais, comme il l’a écrit dans son introduction, sa contribution à la science psychanalytique est plus importante que la guérison de Dora. Il parle, en quelque sorte à la cantonade, espérant se rappeler tout cela (car il ne prend pas de notes) quand il rédigera le compte-rendu.
      Dans ces conditions, pourquoi s’entêter à publier cette observation-là, alors qu’il recevait six à huit patients par jour ?...
      Derrière l’explication technico-déontologique qu’il donne, on peut apercevoir son propre fourmillement inconscient, à lui, Freud. En plein dans son auto-analyse il avait à régler son conflit sentimental avec son grand ami Fliess qui se termina par la brouille définitive.
Les sentiments hostiles de Freud à l’égard de Dora n’ont pas échappé à ses hagiographes les plus zélés. Ils parlent alors de contre-transfert négatif. (Ce qui veut dire plus simplement qu’il était terriblement vexé !)
      Le secret de Dora semble avoir été gardé pendant vingt ans. Aujourd’hui on sait à peu près tout sur le destin d’ Ida Bauer. La jeune fille se maria, eut un fils, émigra au début de la guerre aux Etats-Unis où elle mourut vers la soixantaine d’un cancer du colon. Malheureuse en ménage, elle passa sa vie à se plaindre de différents maux, tyrannisa son entourage, en particulier son fils dont les fréquentations féminines la rendaient très anxieuse.


      J’ai relevé dans cette observation clinique ce que j’ai trouvé reproduit presqu’à l’identique chez certains psychanalystes que j’ai rencontrés dans le passé. En particulier cette façon (qui me fait toujours pensé à la fable Le loup et l’agneau) d’avoir toujours raison.
      Quand Dora dit "oui" à une interprétation, c’est pris comme argent comptant, mais s’avise-t-elle de dire "non" ou "je ne sais pas" ou de raisonner tant soit peu, alors aussitôt la batterie de missiles anti résistance est mise en place. On n’attend plus rien de sa bonne volonté, sinon qu’elle réduise au silence tout ce qui affleure à sa conscience, afin de prêter l’oreille aux borborygmes du Grand Dieu Inconscient que seul, lui, Freud, a su déchiffrer.
      Chacun arrive avec son histoire qu’il croyait avoir lui-même vécue. Mais Freud-Champollion enlève la poussière d’amnésie et c’est toujours le même texte qu’il déchiffre. C’est ce qu’il appelle "science". Cette dénégation de la vérité de l’autre me paraît ce qu’il y a de plus inadmissible dans la Psychanalyse parce qu’elle rappelle les méthodes de tous les totalitarismes. Dans le catéchisme de mon enfance il y avait cette assertion suivant laquelle tout le monde croyait en Dieu, ceux qui prétendaient le contraire étant des "insensés ou des imposteurs". Insensés et imposteurs aussi étaient les contestataires du régime soviétique qui se retrouvaient en asile psychiatriques !
      Mon argument n’est pas nouveau et la Psychanalyse a depuis longtemps concocté sa parade, (elle est déjà dans le Cas Dora) : " Mais, vous êtes absolument libre d’interrompre votre cure. "En fait, c’est comme si, de nos jours en France, on disait à un demandeur d’emploi qui se plaint de l’ex ANPE : "Mais vous êtes absolument libre d’aller ailleurs !".
      On vous faisait aussi remarquer que les malades (pardon, les analysants !) finissaient, non pas par guérir, ce qui serait de l’ordre de la pure trivialité, mais par reconnaître en eux les manifestations annoncées de l’inconscient universel.
      Et puis, on ne veut rien vous imposer, mais non ! d’ailleurs c’est vous qui parlez. Nous dans votre dos, neutres et bienveillants , nous gardons le silence. Nous ne pensons pas à autre chose, croyez-le bien, mais notre attention est flottante (c’est-à-dire que dans notre demi-sommeil seuls les propos qui traversent la grille de lecture adéquat ont le don de nous mobiliser). Nous sommes des cheminots discrets qui ouvrons ou fermons au bon moment les aiguillages pour laisser passer le train de vos pensées. Seulement, on se retrouve toujours à Freud-City ou à Lacan-Park !
      Il y a quelques années, avec de tels propos, on faisait immédiatement figure d’"insensé" ou d’" imposteur ". L’auditeur, imprégné jusqu’aux moelles sans le savoir par la vulgate, adoptait immédiatement la forme d’écoute orthodoxe, faite de méfiance et de suspicion, puis de désintérêt total pour ce qui est dit au profit exclusif du pourquoi on le dit.
      Aujourd’hui, cela paraît moins iconoclaste. Il est peut-être possible de dire que le freudisme est une doctrine, une idéologie comme les autres qui passera de toute façon un jour.
      Est-ce à dire qu’il faut avoir les yeux de l’enfant du conte d’Andersen et se mettre à prétendre que le Roi est complètement nu ? Certainement non.
      Il existe encore des profils psychologiques proches de ceux qu’analysait Freud ; . Mais surtout, il y a dans le discours freudien un tel foisonnement d’idées entrevues, d’hypothèses ébauchées, de théories exogènes subtilisées, d’intuitions exprimées à tout hasard, qu’il n’est pas possible que certaines vérités n’aient pas été mises à jour. C’est ce que j’appelle "l’effet harmonica". Parmi toutes les notes jouées en même temps, se trouve peut-être la bonne. Pas forcément, hélas, celle qu’il a mise en évidence.
      Mais Freud s’est voulu chef d’école. Pour les raisons de clarté didactique il a du dégager un fil conducteur, formalisé par un discours logique, sur un corpus de concepts imagés, extrêmement prégnants, comme savent le faire tous les grands créateurs. Qui osera dire que Sherlok Holmes, Eugénie Grandet ou le capitaine Nemo n’ont pas existé ?... Ou qu’Œdipe n’a pas désiré sa mère ?...


      Il y a certainement chez Dora un "problème sexuel" comme on dirait aujourd’hui. Sans aller jusqu’à affirmer comme Freud « que la preuve indubitable de la masturbation infantile est faite » (ce que la patiente dénie) tout laisse penser que sa sexualité fut tôt éveillée. Son intelligence précoce mise au service d’une vigilance excessive à l’égard d’un entourage extrêmement anxiogène, aura favorisé une hypersensibilité fragilisante.
      Un des axiomes de la Psychanalyse consiste à situer dans le refoulement sexuel infantile l’étiologie de l’habitus anxieux. Pourquoi ne pas envisager la situation inverse où l’excitation de la sphère uro-génitale peut être due à un état de stress ?
      Dora vit dans un climat de grande insécurité : père brillant, chaleureux, admirant sa fille dont il fait sa confidente, donc sans autorité, la gâtant excessivement, mais souvent absent et surtout malade, (les maladies pouvant présenter un caractère psychiatrique).Mère inintelligente, sans culture, ménagère obsessionnelle; maniaque de la propreté elle laissait aussi les fenêtres ouvertes été comme hiver (peut-être une raison simple pour la toux de Dora !) Mésentente conjugale. Déménagement dans les jeunes années entraînant la rupture d’avec la famille viennoise qui semble-t-il constituait l’unique cercle relationnel de la petite fille.
      Freud considère l’éducation de Dora comme « d’un niveau intellectuel et moral élevé ». Certes, adolescente, elle fait des études (sans doute artistiques) mais au point de vue moral, disons que les repères pour cette enfant doivent être plutôt flous. Les Bauer, juifs de la bourgeoisie marchande, complètement assimilés, se lient intimement avec un couple douteux : les K... Une femme aux mœurs libres qui néglige ses deux enfants, intéressée (d’après Dora) qui, à la première occasion trahit la confiance d’une adolescente qui en avait fait son idéal ; un commerçant prenant prétexte d’une cérémonie religieuse (catholique je suppose) pour abuser d’une enfant ; l’un et l’autre acquis à l’éventualité d’un divorce, fait singulièrement atypique sous la monarchie des Habsbourg. Et, pour compléter le tableau, présence chez les Bauer d’une gouvernante égoïste, hypocrite et vicieuse qui, elle aussi, trahit Dora.
      A la décharge de K. on peut penser que la petite Dora, élevée dans ce climat où la sexualité semble être une modalité relationnelle privilégiée, devait être inconsciemment un peu allumeuse.
      Freud s’obstine à plaquer sur elle un modèle d’hystérique vertueuse, dans le genre d’Anna O... la célèbre patiente de Breuer amoureuse de son père, mais d’un amour oblatif, sacrificiel, forme d’amour dont Sigmund est également gratifié par l’unique partenaire de sa vie sexuelle, (du moins avant les quelques extra avec sa belle-soeur) son épouse, la très peu hystérique Martha. N’ayant, semble-t-il pas d’autres références, il crédite Dora du même type de tendresse envers son père comme envers Mr. K. Or, rien dans la biographie d’Ida Bauer n’indique une quelconque générosité. Tout montre , au contraire, un fond d’égocentrisme. Enfant gâtée et flattée par son père, méprisante pour sa mère, tous ses symptômes concourent à lui donner de l’importance, à attirer l’attention sur elle. (Bénéfice secondaire selon Freud).Elle voudrait exister pour elle-même et non dans l’ombre d’un autre. C’est bien là son drame.
      Dora avait un frère d’un an et demie son aîné qu’enfant elle avait pris comme modèle ; or voilà qu’à la période scolaire, cette enfant précoce le rattrapa par ses résultats (fait assez fréquent chez les filles). Elle était également sportive et bien constituée puisqu’elle le suivait facilement dans ses excursions. Jusqu’au jour où, vers huit ans, les avatars de la croissance lui jouèrent un tour qu’elle n’avait pas prévu : elle ne fut plus capable de suivre son frère de neuf ans et demie. De là date une providentielle entorse et sa première crise d’asthme nerveux (attribué à l’époque au surmenage).
      Cette enfant intelligente et sensible aurait eu besoin de tuteurs solides qui lui auraient permis de renoncer sans crises à la concurrence stérile avec son frère. Elle aurait eu besoin d’une figure maternelle à laquelle s’identifier et de l’image d’un père fiable, et non de cet être volage portant dans sa chair les stigmates d’une vie dévergondée. D’autre part, qui autour d’elle aurait pu jouer un rôle d’adulte exemplaire ?... Il semble que le couple (jusqu’à la rencontre avec les K.qui étaient en quelque sorte "de la famille" par le mode de vie) ne fréquentait que des parents.
      La parentèle maternelle étant sans doute jugée insignifiante, Dora se sentait plus d’affinités avec les oncles et tantes paternels, brillants mais malheureusement très névrosés. Elle faisait des études ; elle aurait pu rencontrer dans ce milieu des exemples à suivre, mais c’est une enfant gâtée habituée à la facilité, non à l’effort et à la compétition. N’y a-t-il pas dans son cas une sorte de "paresse" à céder à la maladie ?...(Freud reconnaissait dans une note de 1923 cette tendance qu’il appelle « profit primaire »).Mais à l’origine des phénomènes hystériques il y a surtout – et Freud y insiste – une « complaisance somatique ».
      On ne peut pas jouer de toutes les parties de son corps comme d’un instrument, mais certaines personnes ont accès à des cordes qui échappent aux autres. Parmi ceux qui ont ce don il y a plusieurs registres. Au sommet de la hiérarchie, celui des opérations volontaires : remueurs d’oreille, pétomanes, ventriloques, fakirs etc. Vient ensuite la zone des opérations involontaires mais sur lesquels on peut éventuellement avoir prise, comme les tics, la gestuelle accompagnant l’expression orale, le mimétisme ou imitation des faits et gestes d’autrui. Enfin, les opérations involontaires tout à fait inconscientes dont les phénomènes hystériques sont les plus spectaculaires.
      Il est certain que Dora possède cette faculté de jouer inconsciemment de son corps, privilégiant les manifestations pathologiques dont elle a constamment l’exemple. Ainsi, la relation du cas nous apprend qu’elle a "imité" tour à tour : les maladies infantiles de son frère (à moins qu’il n’y ait là une coïncidence), son incontinence tardive, la toux et la dyspnée de son père, les maux d’estomac d’une cousine, l’appendicite d’une autre, la leucorrhée et la constipation de sa mère.
      Cette "complaisance somatique" exemplaire est tout à fait caractéristique de ce qu’on appelait à l’époque l’hystérie. Mais (persistant dans mon irrespect, excusé tout de même par le fait que la cure de Freud fut un échec), je maintiens avec Dora que l’explication donnée par lui de ses symptômes n’est pas la bonne. En tous cas, si quelques bribes de vérité ont été atteintes par le déluge interprétatif, c’est grâce à "l’effet harmonica" (que je définis plus haut).
      Quelles sont les causes explicitées par Freud de ce cas d’hystérie ?... Elles vont de l’hérédité syphilitique à l’audition du coït (essoufflé) parental, en passant par la masturbation infantile, le fantasme refoulé de fellation, le désir inavoué pour le père, l’homosexualité et le sadisme. Ce sont là ces « passe-partout », comme il l’écrit à Fliess à propos du cas Dora qui sont supposés cadrer tout à fait avec sa « collection ».
      Comment s’en sort-il, Freud, de ce manque de linéarité causale ?... Très bien, comme toujours. C’est que, pour faire un symptôme, il faut plusieurs causes. C’est la « surdétermination ». (Voir les Etudes sur l’hystérie ). Mais il faut croire que cette liste de déterminations pourtant copieuse a paru insuffisante à Dora. Le grand devin croyait lui avoir dévoilé tout le contenu sexuel de ses rêves et symptômes, soigneusement refoulé par sa soi-disant « éducation morale » et déjà il se félicitait du résultat, lorsqu’elle lui déclara : « Ce n’est pas grand’chose qui est sorti ! ».


      En réalité, le sexe est son univers familier à cette petite. Elle baigne, elle macère dans le sexe à longueur de journée, jusqu’à l’écœurement.
      Ce qui lui plaisait dans l’attitude de Monsieur K. c’était les attentions qu’il avait pour elle : cartes postales, fleurs, petits cadeaux. Peut-être ne détestait-elle pas, à quatorze ans, sentir qu’il ne la voyait plus comme une enfant.
      Quand se posa la question : ‘’comment faire pour devenir adulte?’’ Peut-être que le regard éloquent d’un homme mûr fut un marchepied . Peut-être que la sexualité de Dora, non pas refoulée mais à fleur de peau, a donné à ses remeriements une connotation équivoque. Mais de là à accepter d’être prise pour un objet sexuel !.. Attention, monsieur le balourd, je ne suis pas celle que vous croyez ! . Toutes les coquettes connaissent ce jeu de chat et de souris. Sont-elles hystériques pour autant ?...
      A part quelques extra avec sa belle-soeur, Freud n’avait aucune expérience des femmes ; sinon, ce vieux coquebin de quarante-cinq ans ne se serait pas lancé dans cet interminable parcours de sa Carte du Tendre où Amour et Sexe ne font qu’un. Monsieur K. manque de violer Dora, Freud fantasme longtemps sur l’érection qui dut accompagner le baiser : il l’aime ! Dora, après sa rupture avec les K. aperçoit son ancien soupirant dans la rue ; elle pâlit : elle l’aime encore. Ne lit-on pas sous la plume du grand professeur cette sentence digne de la collection Harlequin : « Les pensées (de Dora) culminent dans la tentation de se donner à Monsieur K. en reconnaissance de l’amour et de la tendresse qu’il lui a témoignés ces dernières années », et il s’attendrit à la place de sa patiente sur le « souvenir du seul baiser qu’elle ait jusqu’alors reçu de lui ».
      S’il y a une chose qui a du accélérer la fuite de Dora, c’est bien le manque de perspicacité de son médecin concernant ses motivations profondes.
      Dora n’a pas l’intention de donner quoi que ce soit à quelqu’adulte que ce soit. Elle ne pense qu’à elle. Lui en faire prendre conscience lui aurait certainement rendu plus de service que tout ce discours à côté de la plaque (même si Freud y avait mis plus de forme).
      De même, tout au long de l’analyse il la crédite de sentiments de culpabilité, de remords : « Je compris que, derrière les pensées qui accusaient tout haut son père, se cachait, comme d’habitude, de l’auto-accusation », écrit-il contre toute vraisemblance. Rien dans l’anamnèse ni dans ses rêves n’indique de l’"auto-accusation". En cela elle est extrêmement moderne. Responsable (elle essaie de l’être) mais pas coupable. Une fois de plus Freud projette sur elle ses propres pensées (comme vient de le lui reprocher Fliess).
      Il faut dire qu’à l’époque de cette analyse, Freud traversait une période de grand trouble. Il venait de publier son livre L’interprétation des rêves dans lequel il avait pris le risque d’exposer son intimité, escomptant la compensation d’un large succès immédiat. Or, d’une part, le livre ne se vendait pas, d’autre part la critique scientifique n’en parlait pas ou se montrait dans l’ensemble méprisante ou hostile. L’écriture de ce livre, jointe à son auto-analyse qu’il faisait parallèlement, avait réveillé tout son passé de névrosé et sa petite enfance vécue sous le signe de la honte. D’autre part, on sait par sa correspondance avec Fliess qu’il avait probablement renoncé à tout rapport sexuel avec sa femme pour ne plus avoir d’enfants. Et pour comble de misère la brouille avec cet unique ami (et même plus dans ses fantasmes), son confident, son « seul public » comme il disait lui-même, était presque consommée.
      La pauvre Dora était vraiment mal tombée !
      Ce qu’elle exprime dans son premier rêve – et qui saute aux yeux – c’est qu’elle en a plus qu’assez de tout ce sexe. Si le rêve traduit un désir c’est celui d’avoir un père qui se conduise comme un père et non comme un amant sans scrupules. Elle veut une mère moins futile, moins lâche, moins aveugle, moins complice des agissements intéressés de l’amoureux de sa fille. C’est « l’ordre du jour de l’inconscient » comme le dit très judicieusement Freud, mais il ne le respecte pas. Ce ne serait que « le contenu manifeste » du rêve, destiné à masquer l’essentiel, et renvoyé, au même titre que les « souvenirs écrans », au magasin des accessoires.
      Pourquoi le "contenu manifeste" aurait-il moins d’importance que les strates plus profondes de l’inconscient ? Pourquoi l’inconscient n’aurait-il pas le droit de décider lui-même de ses priorités ? Pourquoi, depuis que la Psychanalyse existe, ne s’occupe-t-on que de la nappe phréatique et plus du tout du fleuve qui coule au-dessus ?... Imagine-t-on un traité d’horticulture dans lequel on n‘étudierait que les racines des rosiers ? Ou, dans une encyclopédie des fromages, le chapitre Gruyère ne serait traité que par la forme ou la disposition des trous ?...
      Dora était douée d’une forme d’intelligence fort capable de comprendre le rôle de l’inconscient. Si Freud lui avait fait confiance, s’il l’avait "écoutée" elle l’aurait menée elle-même là où elle sentait des obscurités ; ce qu’elle essaie de faire d’ailleurs tout au long de l’analyse.
      Pourquoi ne pas la suivre quand elle dit « non » ou « peut-être » ou « je ne sais pas » ou « il n’est pas sorti grand’chose » ?... En revanche, ne faudrait-il pas se méfier quand elle "marche" au quart de tour à certaines interprétations ?... Il y a pourtant de ces interprétations qui sont bien suspectes ! Par exemple, quand Freud analyse la pseudo-appendicite qui se solde par l’apparition douloureuse des règles, suivie d’une longue période de constipation accompagnée d’une résurgence de la boiterie. En quête de la clef de l’énigme, Freud cherche sa signification sexuelle et pense au « faux-pas » qui a pu être à l’origine de la jambe en difficulté. Il demande donc quand l’appendicite était apparue, avant ou après la scène du lac ? La réponse immédiate et qui résolvait d’un coup toutes les difficultés, fut celle-ci : « Neuf mois après (souligné par Freud)... La prétendue appendicite, continue-t-il, avait ainsi réalisé un fantasme d’accouchement... par des douleurs et par l’hémorragie menstruelle ».
      N’était l’impatience (j’ose dire puérile) de résoudre « d’un coup toutes les difficultés » l’analyste aurait du se rendre compte qu’il faut un minimum de temps pour compter jusqu’à neuf. Quelque soit l’esprit coopératif de Dora elle a eu à réfléchir, s’aider de repères : « Voyons... c’était au mois de... Mars. La scène du lac a eu lieu fin juin ; ce qui fait : Juillet, Août, Septembre etc.... » Ou alors, il faut supposer que connaissant la monomanie de Freud (« Je savais que vous alliez dire cela ») elle avait, avant la séance, fait sa propre analyse freudienne. La réponse n’était donc pas un surgissement spontané de l’inconscient mais bel et bien une construction consciente.
      Quand on a un don de mimétisme corporel aussi prononcé que l’avait Dora, il n’y aurait rien d’inattendu à ce qu’elle imitât aussi bien les manières de penser de qui lui en imposait tant soit peu (en l’occurrence le Professeur). Et comment ne pas croire que la situation analytique, encore si imprégnée de suggestion hypnotique ne l’ait pas influencée ?... (C’est tout ce processus que la Psychanalyse, réductionniste par nécessité, a subsumé dans la notion de transfert). Peut-être même Dora avait-elle eu la curiosité de lire les écrits du Herr Doctor. En particulier sa contribution aux Etudes sur l’hystérie et la toute récente Interprétation des rêves ...
      Il y a chez Dora comme chez tous les êtres un peu complexes, une personnalité bis. Aucune des deux ne "refoule" l’autre mais elles se manifestent successivement. Il y a celle du projet, de la décision, tournée vers l’avenir et la liberté, et celle des conditionnements, des habitudes paralysantes subies de plus ou moins bonne grâce. Parler de principe de plaisir et de principe de réalité est un mauvais clivage (de même que pulsion de vie et pulsion de mort ). Prétendre que tout projet est un fantasme qui vise peu ou prou la reviviscence d’un événement passé, participe d’une philosophie contestable.
      L’enrôlement de toutes les nuances de la motivation psychique sous la bannière du Désir prête à la plus grande confusion. Le terme de désir ne rend pas compte de la différence qu’il y a pour Dora entre souhaiter compulsivement que son père quitte Madame K. et vouloir essayer de se débrouiller seule dans la vie, en adulte, comme en témoigne le dernier rêve qu’elle apporte en analyse.
      Il faut relater ce rêve – plus long que le premier – dans sa presque totalité : « Je me promène dans une ville que je ne connais pas... J’entre ensuite dans une maison où j’habite, je trouve (dans ma chambre) une lettre de Maman. Elle écrit que comme j’étais sortie à l’insu de mes parents, elle n’avait pas voulu m’informer que Papa était tombé malade. Maintenant, il es mort et si tu veux tu peux revenir. Je vais donc à la gare et je demande peut-être cent fois où est la gare. On me répond invariablement : cinq minutes. Ensuite je vois devant moi une épaisse forêt dans laquelle je pénètre, et je questionne un homme que j’y rencontre. Il me dit : encore deux heures et demie. Il me propose de m’accompagner. Je refuse et m’en vais toute seule. Je vois la gare devant moi et je ne puis l’atteindre. Ceci est accompagné du sentiment d’angoisse que l’on a dans un rêve où on ne peut pas avancer. Ensuite je suis à la maison. Entre temps j’ai du aller en voiture, mais je n’en sais rien... La femme de chambre m’ouvre et répond : Maman et les autres sont déjà partis au cimetière. »
      Pour Freud, la « façade du rêve correspond à un fantasme de vengeance contre son père ». Vengeance voilà un terme qu’il emploie très souvent dans cette analyse ; il fut ensuite absorbé par le "mot-valise" de sadisme que son origine sexuelle permettait d’intégrer à ses "passe-partout". Mais vengeance et sadisme appartiennent à un registre qui ne va pas avec l’égocentrisme de Dora. Ils témoignent, dans un sens négatif, d’un intérêt pour l’autre qui n’est pas son fait. En la créditant dans ce rêve d’un esprit de vindicte contre son entourage, c’est encore lui prêter des sentiments beaucoup plus altruistes que ce qu’elle exprime. Se débarrasser de son père, en rêve, ne signifie pas vouloir le faire souffrir mais plutôt : "puisque tu te désintéresses de moi, eh bien, moi aussi je te quitte." Ce qui est, somme toute, une attitude plus adulte que la vengeance.
      Au moment où se produit ce rêve, Dora se demandait pourquoi elle avait finalement raconté la scène du lac à ses parents. « Désir morbide de vengeance », commente Freud. Il ajoute qu’il « considère qu’une jeune fille normale vient à bout toute seule de pareils évènements ». Pourquoi, alors, traite-t-il d’hystérique la petite Dora de quatorze ans qui, après l’agression sexuelle de Monsieur K. garda pour elle l’incident, continua à fréquenter K. mais évita de se trouver seule avec lui ?... N’était-ce pas là la réaction normale dont il parle ?...(Belle illustration de la fable Le loup et l’agneau !)
      La suite de l’analyse conduit Freud au pot aux roses, soit le pseudo-accouchement, suite au « faux-pas » fantasmé avec le sieur K.
      Dora écoute sagement l’exposition présumée de ses motivations inconscientes. Elle voit défiler une fois de plus les passe-partout du maître : organes génitaux symbolisés par la gare, le cimetière, le vestibule, ainsi que par une nouvelle boîte surgie à point nommé, ainsi que la clef qui la complète. Dans l’épaisse forêt surgissent des nymphes (illustration de la géographie sexuelle) amenant un fantasme de défloration...
      A ce point du développement Dora se remémore un fragment oublié du rêve : « elle va tranquillement dans sa chambre et lit un gros livre qui se trouve sur son bureau ».
      Pour le devin qui sait si bien lire en elle, le livre devient aussitôt un dictionnaire dans lequel elle a puisé ses connaissances coupables des choses de la chair. Il oublie ce que l’analyse avait pourtant mis en évidence sur la science sexuelle de la jeune fille (la jeune cousine onaniste, la gouvernante vicieuse, les confidences sans retenue de Madame K.) Le gros livre ne peut pas tomber là comme les cheveux sur la soupe ; il faut qu’il s’intègre à la théorie de la grossesse imaginaire. C’est donc dans ces pages que Dora a trouvé le mode d’emploi de l’accouchement.
      Cette explication avait pris deux heures. Dora est K.O. « Aussi bien ne (me) contredit-elle plus » dit-il. Il est très satisfait.
      C’est à ce moment que se produit le coup de théâtre fatal. En réponse à l’énoncé de son contentement Freud reçoit cette réplique cinglante : « Qu’est-ce qui est sorti de si considérable ? ».
      Au début de la séance suivante, le 31 Décembre 1900, Dora lui annonce qu’elle ne reviendra plus. (Cet événement a dû provoquer chez Freud un séisme quasi-millénariste car il s’obstina dans tous ses écrits à le situer le 31 Décembre 1899).
      C’est la Bérézina. Il a une heure pour sauver les meubles. Va-t-il persévérer dans l’explication libidinale ?... Il se lance : Quand a-t-elle pris cette décision ? .... Il y a quinze jours (ce qui correspond aux huit jours que donnaient en France nos domestiques qui voulaient partir). Freud lui fait remarquer qu’elle se conduit comme une domestique. De ce fait il lui donnera le pseudonyme de Dora, comme se nomme la bonne de sa sœur.
      Ida n’est pas trop vexée, apparemment. La maligne avait gardé pour la fin une confidence qui remet en cause toute la belle construction de Freud : la véritable raison de la gifle à Monsieur K. est que celui-ci venait de séduire la gouvernante de ses enfants, et celle-ci avait raconté la chose à Dora. Or, comble de goujaterie, le séducteur les avaient gratifiées toutes les deux de la même entrée en matière : « Ma femme n’est rien pour moi ».
      Après une dernière joute entre les deux protagonistes où Freud met tout en œuvre pour avoir le dernier mot et rabaisser la jeune fille, elle lui présente ses « vœux les plus chaleureux pour la nouvelle année » puis elle s’en va vers son triste destin, inaugurer le "martyrologe de la Psychanalyse" comme l’écrit un auteur contemporain.


      Comme on ne peut pas refaire l’Histoire, contentons-nous d’imaginer :
      Si on prête une autre oreille à ce que veut dire Dora dans ce dernier rêve, on y découvre un désir très simple mais très fort, celui de quitter Papa et Maman et tout ce milieu dissolu, et de se débrouiller seule. (Pour être juste, Freud, dans l’ultime phrase du récit, effleure cette idée mais il la prolonge, à tort, par un pronostic optimiste dû, bien entendu, au succès de la cure). Ce désir de Dora est confirmé par un souvenir que lui rappelle ce rêve : une visite à Dresde où elle refuse la compagnie de son cousin pour visiter seule la ville .
      Seulement voilà, elle n’en a pas la force. La gare est loin, trop loin. Il faut traverser une forêt. Tant pis, elle veut continuer seule. Elle voit la gare au loin mais éprouve ce « sentiment d’angoisse que l’on a dans un rêve où l’on ne peut avancer ». Du coup, elle régresse un peu. Elle est transportée à la maison. Au cours de l’analyse elle se souvient d’un autre détail du rêve : « elle se voit d’une façon particulièrement distincte montant l’escalier ». (Tiens, elle ne traîne plus la jambe !). A l’abri de la maison familiale, elle peut hardiment monter l’escalier jusqu’à sa chambre où, orpheline sans tristesse, elle peut tranquillement s’adonner à l’étude.
      N’est-ce pas une « solution de compromis » illustrant ce que Freud explique dans sa Traumdeutung ?...
      Ce type d’explication au premier degré, laissant de côté la référence obligée à la sexualité, aurait-il aidé Ida Bauer plus que les subtilités freudiennes ?... ( Après la rédaction du cas Dora , Freud écrit à Fliess qu’il n’a jamais écrit un travail aussi « subtil »).En tous cas, elle aurait eu l’impression qu’on l’écoute, elle, Ida, et non un discours préenregistré signé Sigmund Freud.


      Bien entendu Freud s’est interrogé sur les raisons qui ont fait fuir sa patiente ; mais à aucun moment il n’a mis en cause son diagnostic ni la façon dont il a confessé cette jeune fille. Non ; son erreur a été de ne pas avoir repéré à temps l’installation du transfert, cette découverte récente qui est devenue par la suite la clef de voûte de la cure psychanalytique.
      Le transfert est, comme son nom l’indique, le report sur l’analyste des affects sexuels jadis vécus par le névrosé à l’égard d’un de ses parents. Ce phénomène est, paraît-il incontournable. On tombe "transféré" sur le divan comme on tombe amoureux dans la vie. Et Freud n’aurait pas pensé à recevoir Dora dans sa chute transférentielle...
      Et si, au lieu d’être en quête de situations déjà vécues, elle n’était pas plutôt avide de vivre ce qui lui a manqué ?...
      Cette parenthèse refermée, il faut reconnaître l’évidence. Celui qui fait profession d’un savoir reconnu sur l’Homme en général et sur son patient en particulier (dont l’immaturité affective est accentuée par la situation analytique), peut être investi d’une aura qui rappelle la toute-puissance parentale.
      La faiblesse appelle la force et ce genre d’expérience en dit long sur les phénomènes de leadership, les gourou, les créateurs d’idéologies. On remarquera que l’impact sur le public peut se passer de la présence réelle. La médiation par le texte est on ne peut plus évidente. La parole écrite de Freud a le don de vous transporter comme ne l’ont jamais fait, sans doute, sa présence et sa parole physiques.
      Dans Psychologie collective et analyse du moi Freud a envisagé le problème du leadership. La démonstration est intéressante, malheureusement prisonnière de sa monomanie sexuelle. Car l’mmense lacune, fondamentale, qu’on peut trouver (comme Jung par exemple) à la Psychanalyse consiste à ramener toute forme d’énergie psychique à l’énergie libidinale. In libido veritas. Même en étirant le concept jusqu’aux limites extrêmes de l’extension permise, il n’est pas licite d’exclure des formes d’attirance qui appartiendraient au social et rien qu’au social. Pourquoi l’espèce humaine, si apparentée à l’animal par toute sa physiologie (y compris par sa sexualité) n’aurait-elle pas comme lui des pulsions liées à la vie en société ?
      Explicitement, dans plusieurs de ses ouvrages, Freud met sous nos yeux son infirmité foncière du point de vue de l’agapè, de la générosité, du sentiment de communauté humaine, (fondement de l’école de son disciple dissident Alfred Adler) malgré sa prétention à faire de la Psychanalyse une « psychologie sociale ». Dans les Essais de psychanalyse (1914), son énumération des modalités du rapport à autrui est éclairante ; elles sont au nombre de quatre, et seulement quatre : « modèle », « objet », « associé » ou « adversaire ».
      Avant d’en terminer avec cette digression et de revenir au Cas Dora, je dois ajouter qu’il n’est pas dans mon propos de vouloir minimiser la force de la pulsion sexuelle ni de méconnaître la sensation d’absolu que procure sa satisfaction génitale.
      Quant à l’appel inconscient à satisfaction, s’il est brimé il y a conflit, c’est évident. Et là aurait pu se trouver (surtout pour l’époque) le champ d’application d’une psychanalyse ouverte, sorties des balises imposées par la mégalomanie de Freud. Ayant mis le doigt sur quelque chose d’essentiel, il n’a su ensuite que l’enfermer dans sa gigantesque paume d’airain. Il écrit à Jung en 1908 : « Je ressens une aversion de principe contre la supposition que mes conceptions sont justes mais pour une partie seulement... Ce n’est pas bien possible. Entièrement ou pas du tout ». Il réitère en 1909 en se plaignant de ses disciples qui « viennent avec des productions autonomes ». Il justifie alors sa « tentative de dictature littéraire » par le fait que « les gens ne peuvent se passer d’être mis en laisse ».


      Il y a chez Dora une excitation sexuelle quasi permanente, remontant certainement à l’enfance et entretenue par le climat dans lequel elle vit, ses conversations, ses lectures, les confidences et les exemples des adultes. Aurait-elle été guérie si elle s’était laissée déflorée et engrossée par K... ? Ou même si elle avait retrouvé sur le divan l’origine lointaine de ses premiers désirs ?... On a peine à le croire.
      C’est tout son genre de vie qu’il aurait fallu changer. La petite Bauer était handicapée par une éducation laxiste, sans autorité et sans critères solides (comme on en voit tant aujourd’hui) mais l’adolescente n’était pas dénuée d’aspirations élevées. Elle raconte avoir vue à la Galerie de Dresde la Madone Sixtine de Raphaël, et être restée « deux heures en admiration, recueillie et rêveuse ». Freud qui a eu la même attitude devant le Moïse de Michel-Ange, aurait pu respecter un tel geste. Au lieu de cela, il ne vit dans cet épisode que : narcissisme (bien que le terme n’existât pas encore) angoisse de défloration, fantasme de maternité virginale, purification d’une jeune fille qui se croit sexuellement coupable etc. mais, d’émotion artistique, pas la moindre trace.
      On sait qu’Ida s’intéressa au mouvement d’avant-garde de la Sécession. Peut-être aurait-elle pu elle-même devenir peintre ou écrivain (ou même psychanalyste, qui sait ?...) La bourgeoisie juive de Vienne n’avait pas la même liberté d’action que l’aristocratie ou la bourgeoisie de souche, mais l’intelligence de la jeune fille et la fortune de sa famille aurait pu lui permettre d’avoir un destin comparable à celui des jeunes femmes libres de son temps, telles que les célébrait le portraitiste Klimt. (Pendant qu’elle peinait sur le divan de la Bergasse, une femme, la première, fut faite Docteur Honoris Causa par l’Empereur, à l’Université de Vienne).
      Son handicap le plus grave tient à son isolement social. Fréquentant exclusivement les membres de sa famille, elle préféra finalement rester seule. Son frère Otto qu’elle admirait tant eut un tout autre parcours. Issu du même contexte pathogène, il trouva un équilibre en participant aux mouvement sociaux de l’époque et devint un des leader du parti Social-Démocrate. Très bienveillant envers sa sœur, il aurait pu lui ouvrir des portes si celle-ci s’était donné la peine de le convaincre. Au lieu de cela, elle se conforma aux critères machistes célébrés par Freud, échoua dans son mariage, sa maternité et sa vie sociale, récriminant et se plaignant sans cesse, jusqu’à mourir d’un cancer auquel personne ne crut.
      Un médecin plus en phase avec les divers mouvements d’émancipation, ou simplement plus intéressé par la thérapie que par la théorie, animé non par le désir « d’empêcher le monde de dormir » mais par le souci d’écouter et d’aider, aurait sans doute abordé ces thèmes.


      Bien différent fut le destin d’une autre hystérique célèbre (une vraie celle-là), l’Anna O... de Joseph Breuer. Beaucoup plus gravement atteinte qu’Ida Bauer, Bertha Pappenheim présentait, en plus des paralysies classiques et des troubles de la vue, des absences et des hallucinations. Ses symptômes disparaissaient après qu’elle eut trouvé et verbalisé – avec une grande charge affective, "cathartique" – l’origine de ses maux. Elle fut la véritable découvreuse de la Psychanalyse, qu’elle appelait la « talking cure ». Mais Breuer passa à côté de la composante sexuelle de sa névrose. Pourtant il aurait dû être alerté par le nom qu’elle donnait à ces séances bienfaisantes de catharsis : le « ramonage de cheminée ». ( Freud, appelé en renfort, ne retint que cela et en fit son cheval de bataille). Il est certain que la très distinguée Bertha Pappenheim aspirait à d’autres "ramonages" puisqu’elle accueillit un jour Breuer par des douleurs d’accouchement, déclarant qu’elle mettait au monde son enfant.
      Quoiqu’il en soit, malgré quelques vicissitudes psychiatriques – mais jamais abandonnée par Breuer comme le prétend la légende – Bertha Pappenheim trouva un équilibre et vécut longtemps et en bonne santé. Elle se consacra à la protection et à l’émancipation des jeunes filles juives, tant par les institutions qu’elle créa que par ses écrits. Son image figure dans une collection philatélique allemande parmi quatre « bienfaitrices de l’humanité ».
      Son médecin (généraliste) Joseph Breuer était un homme intelligent et d’une grande bonté, mais modeste. Sa générosité envers Freud ne lui apporta qu’ingratitude. Bien qu’il pratiquât l’hypnose, il laissait parler sa patiente et ne lui a jamais imposé ses interprétations. L’observation clinique publiée sur l’insistance de Freud est très éclairante. (Y manque cependant l’épisode de la grossesse imaginaire, raconté par Freud beaucoup plus tard, de vive voix). On y apprend que la malade était d’une « bonté compatissante », qu’elle « prodiguait ses soins aux malades et aux pauvres gens, ce qui lui était à elle-même d’un grand secours dans sa maladie ».


      Bertha Pappenheim... Ida Bauer... Deux destins, deux thérapeutes. Chacun a eu sans doute (ou fait) l’hystérique qu’il méritait. La postérité a préféré le panache empoisonné du conquistador ...